L’Eglise comme communauté de croyants évolue dans le contexte d’un corps social auquel elle ne peut en aucun cas se passer. Comme tous les autres secteurs de la vie d’un peuple, elle est confrontée aux mêmes réalités politiques, culturelles et socio-économiques. Ce principe est formellement posé dans Jérémie 29 au verset 7 : Recherchez le bien de la ville où je vous ai menés en captivité, et priez l’Eternel en sa faveur, parce que votre bonheur dépend du sien.
L’Eglise protestante haïtienne, présente en Haïti « 12 ans » après l’indépendance sous l’administration du président Pétion, a toujours été la cible de critiques très virulentes pour sa tendance à s’abstenir des affaires politiques et sociales. Elle est accusée de prêcher la résignation, expression d’une vision du monde fataliste et misérable.
Inconsciemment ou non, l’Eglise dresse un mur infranchissable entre le spirituel ou le sacré et le profane ou le séculier. Une attitude qualifiée de « schizophrénie intellectuelle » par le Dr Richard Ramsay.[1] Il s’agit d’une incapacité flagrante à développer une mentalité chrétienne pouvant considérer la vie du chrétien comme une vie à la gloire de Dieu « Coram Deo » en tout et partout. Cette mentalité schizophrénique défectueuse handicape le chrétien haïtien, son développement holistique et se répercute sur le corps social qui devrait bénéficier de sa participation citoyenne.
Au lieu de comprendre qu’en tant qu’être humain créé par Dieu, il est innovateur, initiateur, concepteur, créateur, chercheur, transformateur et responsable, il est conditionné à rêver un monde sans effort et sans travail dans l’au-delà. Il vit dans un déni dévastateur, malheureusement contagieux, pensant que rien d’ici-bas ne le concerne. En réalité, aucune société ne peut espérer un développement durable et un changement de condition de vie en termes de croissance et continuité si un large éventail de ses citoyens ne fait que prier et jeuner, faisant passer le Créateur soit pour menteur, soit le responsable de tous ses malheurs existentiels.
La neutralité en politique dont se réclame souvent le secteur protestant haïtien favorise un faire semblant de nature angélique détachée de toutes réalités humaines, terrestres et cosmiques. C’est en quelque sorte la conséquence d’une lecture erronée et fantaisiste de son livre de chevet, la Bible et d’une injonction historique formelle à ne pas se mêler des affaires politiques. Conséquemment, le chrétien se trouve désarmé face à des crises politiques et sociales qui gangrènent son bien-être quotidien et celui de son prochain. Il vit en dehors de l’arène, dans la complainte, prétendant que son existence n’aura un sens que dans l’éternité. Toute tentative de changement est vouée à l’échec puisque le monde entier est sous la puissance du malin (Jean 5.19). Le résultat est que l’impact transformateur que devait avoir le secteur protestant sur la société haïtienne est quasiment inexistant. Incroyable d’imaginer une société aussi malade avec autant de chrétiens !
Mais existe-t-il une catégorie d’hommes et de femmes chrétiens protestants haïtiens capable de renverser la tendance, surtout face à la crise hideuse actuelle ? A quel niveau la dimension prophétique de l’Eglise peut convaincre les sceptiques à être des acteurs de changement visant le bien commun et à sonner la sonnette d’alarme quand les fondements sont renversés?
Depuis un certain temps, un constat s’impose : beaucoup de chrétiens protestants haïtiens se sentent dûment concernés par la crise haïtienne. Le dimanche 26 Juillet 2020, ils étaient plusieurs milliers de fidèles de l’Eglise protestante haïtienne à descendre dans les rues pour protester contre le projet du nouveau Code Pénal consigné dans un décret présidentiel, publié dans Le Moniteur le 24 Juin 2020. A l’aune de l’éthique chrétienne et d’une certaine tradition de la morale sociale, ils jugent le projet carrément immoral.
A noter que ce Code prévoit de pénaliser les discriminations basées sur l’orientation sexuelle. Une pétition, lancée par la Fédération Protestante d’Haïti (FPH) et le ministère Shekinah sous les auspices du Révérend Gregory Toussaint, a été signée par 135 979 personnes à cet effet. Dans cette pétition, baptisée Renverser la légalisation de la Prostitution Infantile, l’Inceste, la Bestialité et de l’Homosexualité en Haïti, les instances concernées ont exprimé leur position, notamment contre les articles 301, 304, 305, 363, 366, 471 et 468. Au septième point des rejets exprimés, nous pouvons lire:
7. Nous rejetons les articles 363 et 366 du nouveau Code Pénal qui punissent les prêtres, les pasteurs, les officiers de l’état civil préposés à la célébration de mariage. Lorsque le refus du service se produit dans un lieu public, ces officiers seront passibles d’une peine de 3 à 5 ans de prison, et d’une amende allant de 75 000 à 100 000 gourdes. L’article 366, mentionne des sanctions pour les « personnes morales », c’est-à-dire les institutions telles que les églises.[2]
Il s’agit d’un acte de courage face à un président contesté dirigeant le pays par décrets depuis Janvier 2020.
Les préoccupations du secteur protestant ne s’arrêtent pas au projet du nouveau Code Pénal. En pleine crise politique accélérée et en décomposition, suite aux débats enflammés sur la fin du mandat présidentiel, le secteur voyait pointer à l’horizon une velléité éditoriale du président de la République. Il ne voulait pas se laisser faire, se rappelant indubitablement les durs moments de la longue période de dictature des Duvalier. Au même tire que l’Eglise Catholique via la Conférence épiscopale d’Haïti (CEH) qui s’est prononcée le 4 Février 2021 pour la fin du mandat présidentiel le 7 Février dernier, selon leur interprétation de l’article 134-1 et 134-2, l’Eglise Protestante haïtienne, via la Fédération Protestante d’Haïti (FPH), la Conférence des Pasteurs Haïtiens (COPAH) et autres, ont jugé qu’une chaudière bouillante, prête à exploser, une colère qui gronde et un chaos terrible menaçait la première République noire indépendante du monde, Haïti.
Fait incontesté et incontestable, après le 7 Février 2021, le Président Jovenel Moïse siège toujours au palais national sans donner le moindre signe d’une volonté de partir avant le 7 Février 2022, multipliant décrets sur décrets et déstabilisant complètement le pouvoir judiciaire et projetant d’organiser un référendum constitutionnel et la tenue des premiers tours des élections législatives et présidentielles en septembre.
Face à cette dure réalité, le secteur protestant, plus déterminé que jamais, en date du 17 Février 2021, a créé une commission baptisée Commission protestante contre la dictature en Haïti (CPCDH). Les dirigeants et ambassadeurs de la Conférence des pasteurs haïtiens (COPAH), du Conseil national spirituel des églises d’Haïti (CONASPEH), de la Fédération des pasteurs haïtiens (FEPAH) et de la Fédération Protestante d’Haïti (FPH) font partie de cette structure.[3] En tête de liste de cette initiative sont figurés les noms des Révérends suivants : Ernst Pierre Vincent, Jacques N. Janvier, Ismaël Baptiste, les Dr Gérald Bataille, Gérard Forges, Françoise St Vil Villier. Citant le Psaumes 82 le verset 4, le secteur croit que l’Eglise a une impérieuse obligation de défendre ceux et celles qui sont sans défense.
Dans une note publiée le 18 Février 2021, la Commission Protestante contre la dictature invitait les Haïtiens et Haïtiennes à une marche pacifique le dimanche 28 Février 2021 sur toute l’étendue du territoire pour dire non à la dictature, au kidnapping, à la violation de la Constitution et aux Droits humain, réitérant le fait que le mandat du président a touché à sa fin le 7 Février 2021. Cette marche a été soutenue par l’opposition politique et d’autres secteurs de la vie nationale. Ils étaient plusieurs milliers de citoyens conscients à fouler le macadam dans plusieurs villes du pays, notamment la capitale haïtienne.
Cependant, après cette protestation géante, certains criaient au scandale, décriant l’Eglise comme entant à la dérive par rapport à sa véritable mission. Mais de quelle mission s’agit-il ? Qui doit définir la véritable mission de l’Eglise ?
Toutefois, dans un contexte aussi complexe et fragile, l’histoire retiendra que le Secteur protestant Haïtien s’est mêlé des affaires politiques du pays. Il s’agit d’un début de prise de conscience conjuguant la double citoyenneté du chrétien haïtien trop longtemps enfouie dans les méandres du fatalisme et du « je m’enfoutisme ». Néanmoins, alors que des voix discordantes se font entendre de toute part, le secteur protestant haïtien a l’impérieuse obligation de ne pas se laisser manipuler par des politiciens avares, véreux, égocentriques, ensanglantés, au passé douteux et sans bilan de société pouvant garantir l’équité intergénérationnelle. Il doit désormais veiller en s’impliquant intelligemment, sans aucune démagogie.
La démarche du secteur doit désormais s’inscrire dans la perspective du Théisme chrétien, faisant du chrétien un être responsable, ayant le mandat culturel de dominer la nature (Gene 1 :28). Par dominer, de l’hébreu radah, signifiant avoir autorité, le chrétien haïtien comme le chrétien américain ou européen est appelé à diminuer le chaos sur terre, organiser l’espace social et participer au bonheur de l’humain dans un environnement viable.
En outre, les initiatives du secteur doivent s’inscrire dans une perspective à long terme, se traduisant par une amélioration ou un changement radical des discours en chaire, l’incitation des fidèles à s’impliquer dans les affaires de la citée, à travailler de manière assidue pour produire de la richesse en tant qu’êtres économiques et assumer leurs responsabilités morales, sachant qu’une norme morale absolue le leur oblige.
Les fidèles doivent comprendre qu’ils sont des acteurs de leur propre histoire, capables de provoquer des changements sociaux profonds quel que soit leur niveau d’implication. Ils sont la source de la richesse et de l’abondance. Ils doivent être invités et encouragés à dire comme Hellen Keller : « Je désire ardemment accomplir une grande et noble tâche, mais c’est mon devoir principal d’accomplir d’humbles tâches en faisant comme si elles étaient grandes et nobles. Le monde n’avance pas grâce aux coups de collier puissants de ses héros, mais à cause de la somme des menues impulsions de chaque honnête travailleur. »[4]
Des réformateurs chrétiens John Wesley, William Wilberforce en Angleterre aux réformateurs néerlandais Abraham Kuyper et l’Afro-américain, le Révérend Dr. Martin Luther King Junior, la foi chrétienne a toujours été une expression de défense des droits fondamentaux, inviolables et inaliénables de l’être humain. Elle doit forcément se traduire par des actes concrets de miséricorde, d’amour, de paix, de progrès scientifique et de changement de condition de vie.
Au reste, il ne revient pas à ceux qui ne maîtrisent pas le Théisme biblique ou chrétien de dicter ce que doivent dire les chrétiens, comment ils doivent voter, pour qui ils doivent voter ni comment ils doivent se positionner face à la crise actuelle et à celle à venir. Le secteur protestant doit pouvoir maîtriser son jeu afin de transmettre à la prochaine génération un héritage chrétien sain, empreint d’amour, de citoyenneté, de responsabilités morales et d’implications sociales et politiques. Car comme l’exprime très bien Darrow Miller, si l’Eglise ne discipline pas la nation, c’est la nation qui va discipliner l’église.[5] Pour paraphraser le Dr. Martin Luther King Jr., aujourd’hui, ce qui doit nous effrayer n’est pas l’oppression des méchants, mais l’indifférence d’une Eglise appelée à être sel et lumière du monde.
Aux chrétiens haïtiens et à ceux du monde entier qui luttent pour des sociétés plus justes, je dis : créativité et Gambare. [6]
[1] Richard Ramsay. Intégrité intellectuelle, p. 7
[2] https://www.change.org/p/the-president-of-haiti-reverse-the-legalization-of-child-prostitution-incest-bestiality-homosexuality-in-haiti
[3] https://lenouvelliste.com/article/226433/le-secteur-protestant-cree-une-commission-contre-la-dictature
[4] Cité par Darrow Miller, dans Faites des nations mes disciples : clés pour une réforme de nos sociétés, p.278
[5] Ibid. p. 193
[6] Mot japonais qui signifie « essaie encore, n’abandonnne jamais »
Cet article a été précédemment publié dans Revue le 24 Février 2021 (http://enteteateteavecdieu.jecroisdoncjeparle.org/issues/l-eglise-protestante-haitienne-au-carrefour-de-l-histoire-403816). Cette présente version est revue, augmentée et corrigée.